L’intersexuation et les juges français

Avant-propos

Dans notre société, tout individu auquel le Droit reconnaît la personnalité juridique, c’est-à-dire l’aptitude à avoir des droits et des obligations, se trouve automatiquement identifié par une pluralité d’attributs que sont notamment le nom, le prénom, la date de naissance, le domicile ou encore le sexe. Ces éléments constituent l’état des personnes, qui est par principe, immuable, imprescriptible et indisponible. En effet, ces éléments constituant notre état civil nous suivent de notre naissance à notre mort.

Concernant le sexe, le droit français est traversé par un principe de binarité: il est soit féminin, soit masculin. Cette appréciation s’effectue dès la naissance et est retranscrite sur les registres de l’état civil.

Problématique

C’est alors qu’un problème se pose: nées avec des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas aux définitions types homme/femme, les personnes intersexuées se trouvent contraintes «d’entrer» dans l’une ou l’autre catégorie. L’état civil se révèle être un véritable obstacle à la reconnaissance de leur état biologique.

Une décision de la première chambre civile de la Cour de cassation en date 04 mai 2017 (n°16-17189) est particulièrement évocatrice de la difficulté de reconnaissance juridique de l’intersexuation.

Les faits de l’arrêt sont les suivants :

Dans les années 1950, un enfant naît avec une ambiguïté sexuelle mais est déclaré à l’état civil comme étant de sexe masculin. Biologiquement, son corps ne répond pourtant pas à la binarité sexuelle légalement établie par le législateur français.

Âgé d’une trentaine d’années, il souffre d’une ostéoporose (fragilité osseuse) et est contraint de subir un traitement hormonal à base de testostérone, lui donnant une apparence masculine.

En 2015, soucieux de faire reconnaître son intersexuation, il forme une demande de rectification de son acte de naissance afin que soit substitué à la mention « sexe masculin » la mention « sexe neutre » ou « intersexe ».

Le tribunal de grande instance de Tours fait droit à sa demande. Cependant, la Cour d’appel d’Orléans invalide cette décision. Pour cette dernière, la demande de l’intéressé ne pouvait en effet être accueillie en raison de deux motifs principaux.

D’une part, celle-ci apparaissait « en contradiction avec son apparence physique et son comportement social ».

D’autre part, en l’absence « de dispositions législatives et réglementaires permettant de faire figurer, à titre définitif, sur les actes d’état civil une autre mention que sexe masculin ou sexe féminin, même en cas d’ambiguïté sexuelle, admettre la requête de l’intéressé reviendrait à reconnaître, sous couvert d’une simple rectification d’état civil, l’existence d’une autre catégorie sexuelle, allant au-delà du pouvoir d’interprétation de la norme du juge judiciaire et dont la création relève de la seule appréciation du législateur ».

En réaction, l’intéressé se pourvoi en cassation en reprochant aux juges d’appel de s’être fondés sur son apparence physique pour rendre leur décision, alors même que celle-ci ne relevait pas d’un choix personnel mais du traitement médical de son ostéoporose, et que l’identité sexuée résulte selon lui davantage «du sexe psychologique, soit de la perception qu’a l’individu de son propre sexe».

De plus, il met en avant que le juge doit veiller au respect des droits et libertés fondamentaux de chacun prévus par les conventions internationales auxquelles la France est partie. De ce fait, la Cour d’appel aurait violé l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme relatif au droit au respect de la vie privée et familiale.

La Cour de cassation admet que la loi française constitue sur ce point une ingérence dans le droit du requérant de faire établir les détails de son identité.

Cependant, les juges justifient cette ingérence, qui poursuit, selon eux, «un but légitime, en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur » et « que la reconnaissance par le juge d’un «sexe neutre» aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination ».

La Cour suprême ne s’arrête pas là et reprend l’argument de la Cour d’appel visant le fait que le demandeur avait bien «l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portée dans son acte de naissance». En effet, le requérant était marié à une femme, père adoptif d’un enfant, doté d’une voix grave et d’une pilosité masculine, tout portait, selon les juges à faire de lui un homme, suivant une «normalité socialement admise».

La Cour de cassation s’arroge ainsi la faculté d’édicter les contours de la notion de normalité sociale selon des considérations bancales si ce n’est totalement déplacées. Notre orientation sexuelle déterminerait-elle notre identité sexuelle biologique?

Bien que l’argument selon lequel la reconnaissance d’un troisième sexe affecterait l’organisation sociale et juridique peut trouver une légitimité à nos yeux, la décision de la haute juridiction apparaît tout de même contestable. En effet, les juges s’approprient en quelque sorte le monopole de la définition du sexe masculin tout en omettant totalement le caractère physiologique et le sentiment d’appartenance psychologique non-binaires de la personne.

Il est important de noter qu’un recours devant la Cour européenne des Droits de l’Homme a été introduit le 31 octobre 2017 contre cet arrêt de la Cour de cassation. La décision de la CEDH n’est, à ce jour, pas encore connue.

Tour d’horizon

Un rapport de la Cour de cassation à propos de l’arrêt précédemment étudié offre quelques perspectives comparatives. L’Australie, et dans une moindre mesure, la Nouvelle-Zélande et le Népal, disposent d’une classification à trois termes. Les Australiens prévoient les sexes « masculin », «féminin» ou «X» pour les personnes au sexe indéterminé, intersexué ou non-spécifié.

Le Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe avait émis la recommandation aux Etats-membres de faciliter la reconnaissance des personnes intersexuées (23/06/2015 – http://rm.coe.int/09000016806da66e ).

En la matière, ce sont nos voisins Allemands qui ont ouvert la marche. Dans un premier temps, il avait été admis par une loi du 07 mai 2013, entrée en vigueur le 1er novembre de la même année, que le sexe de l’enfant né intersexué ne soit pas mentionné immédiatement dans les actes de l’Etat civil : le droit allemand n’avait donc pas reconnu un troisième sexe positivement, mais il admettait une « mention négative » de cet état intersexué dans les actes de l’état civil. 

Dans une décision rendue le 10 octobre 2017, le Tribunal constitutionnel Allemand a considéré que le refus d’inscription d’une mention positive (le fait d’ajouter une mention d’identification sexuelle) constitue une atteinte injustifiée au droit de la personnalité de la personne, droit protégé par la loi fondamentale Allemande de 1949 (équivalent de notre Constitution).

Pour le Tribunal constitutionnel, l’inscription positive d’un genre neutre n’enlèverait aucun droit aux tiers, ne causerait que de faibles contraintes bureaucratiques et n’entraînerait aucun problème nouveau par rapport à ceux induits par la possibilité déjà existante de ne pas inscrire la mention du sexe à l’état civil. En ce sens, le Tribunal constitutionnel appelle donc le législateur Allemand à modifier le droit afin d’inclure et de reconnaître l’intersexuation.

Cette décision du Tribunal constitutionnel Allemand serait sans nul doute transposable en France. En effet, quoi qu’en dise la Cour de cassation, le droit Français actuel permet déjà de ne pas inscrire de mention du sexe de l’enfant à l’état civil, avec l’accord du procureur de la République, au visa d’une circulaire (faible valeur juridique, la circulaire se trouve en bas de la hiérarchie des normes) du 28 octobre 2011 (paragraphe 55).

Bien que la décision de la Cour suprême précédemment étudiée réfute ceci et soit maladroitement fondée, elle a tout de même le mérite de lancer un appel au législateur dont l’intervention tarde à arriver. En effet, le dépassement de la binarité sexuelle semble inévitable et passera nécessairement par une initiative parlementaire. Audacieux celui qui s’aventurerait à parier sur la date de son avènement.

 

Lucas LE FAILLER,

Clinicien de la Clinique Juridique de l’AJSPN et étudiant en master 2 contentieux des droits et libertés fondamentaux à l’Université Sorbonne Paris Nord.

 

Le viol : un crime aux contours juridiques fluctuants.

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Traditionnellement, les infractions de nature sexuelle ont été pensées pour défendre les bonnes mœurs, un ordre moral érigé en ordre légal avec prolongement pénal. Jadis, la loi punissait les comportements considérés comme déviants de la “normalité”, notamment l’homosexualité. L’évolution des mœurs a eu raison de cet ordre moral et l’a renversé. Le droit a dû s’adapter à cette évolution sociale.

 Aujourd’hui, le Code Pénal envisage le viol, les agressions sexuelles (autre que le viol), l’exhibition et le harcèlement sexuel. Nous nous intéresserons, ici, seulement au crime de viol dont la prescription est, depuis la loi du 06 août 2018, de 20 ans. Ce délai peut aller jusqu’à 30 ans pour les viols ayant été commis sur des mineurs avec pour point de départ la date de majorité de la victime.

L’infraction est incriminée à l’article 222-23 du Code Pénal.

I/ Comment se caractérise le viol ? 

Le viol suppose une condition préalable fondamentale, l’absence de consentement libre et éclairé de la victime.
Cette condition s’apprécie à la date de l’acte. Un consentement antérieur ou postérieur est sans incidence, car seul compte le consentement au moment précis de l’acte.

Ensuite, la caractérisation du viol nécessite une intention de l’auteur de commettre l’infraction (élément moral de l’infraction) ainsi qu’une atteinte sexuelle et un acte de violence/contrainte/menace ou de surprise développé ci-dessous (élément matériel de l’infraction).

Le législateur a défini un modèle d’incrimination commun à la catégorie d’agressions sexuelles vue en son sens générique. Le viol se singularisant seulement par la nécessaire pénétration sexuelle.

Il faut donc un acte de violence/contrainte/menace/surprise et une atteinte sexuelle : 

→ La violence s’entend par tout comportement qui porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la victime.

→ La contrainte est retenue lorsqu’un comportement a fait pression sur la victime pour obtenir la relation sexuelle. Elle peut être physique ou morale et n’a pas à être insurmontable. Sur ce point, la loi du 03 août 2018 est venue modifier l’article 222-22-1 du Code Pénal. Grâce au nouvel alinéa 2, le juge peut déduire la contrainte morale de la différence d’âge entre l’auteur du viol et la victime ou de l’autorité qu’aurait l’auteur du viol sur la victime. De plus, l’alinéa 3 du même article dispose que « lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes.». L’âge de la victime peut donc désormais constituer, avec une atteinte sexuelle, l’élément matériel du viol. 

→ La menace est caractérisée par une promesse de représailles par l’auteur pour exercer une contrainte sexuelle sur sa victime.

→ Enfin, la surprise suppose la tromperie pour abuser la victime et surprendre son consentement, c’est-à-dire l’obtenir sur la base d’une apparence fausse. Par exemple, dans un arrêt en date du 23 janvier 2019, la Cour de cassation a retenu la surprise en raison d’un stratagème destiné à dissimuler l’identité et les caractéristiques physiques de son auteur pour surprendre le consentement d’une personne et obtenir d’elle un acte de pénétration sexuelle.

En l’espèce, il était question d’un homme de 68 ans qui s’était fait passer pour un jeune architecte au profil athlétique. Lui et la victime avaient convenu que cette dernière se rendrait chez l’homme, les yeux bandés, pour avoir une relation sexuelle.

 C’est ainsi qu’elle s’est aperçue après la relation sexuelle consommée, en enlevant le bandeau, que l’homme ne correspondait en rien au profil du site sur lequel elle l’avait rencontré. La Cour d’appel avait considéré que la surprise ne pouvait être caractérisée par un sentiment d’étonnement, si important soit-il, lors de la découverte de la réalité du physique de l’homme.

 Les juges de la Cour d’appel refusaient donc de donner un sens plus large à la notion de surprise. Un pourvoi en cassation par les victimes (l’homme étant un adepte de ce stratagème) est alors formé. La Cour de cassation donne raison aux victimes et casse l’arrêt de la Cour d’appel. La Cour reconnaît le viol par surprise en raison de l’acte de pénétration sexuelle effectué par un homme à l’aide d’un stratagème visant à tromper la victime sur son identité civile et physique.

→ Par ailleurs, une atteinte sexuelle est évidemment nécessaire. Cependant, la loi ne la définit pas. Cette absence de précision a un sens qui est d’envisager l’atteinte le plus largement possible. Ainsi, tout acte d’agression sexuelle est une atteinte sexuelle.

 

Si l’on s’arrêtait là, on parlerait uniquement d’agression sexuelle. Le viol se distingue en ce que l’atteinte sexuelle consiste en un acte de pénétration sexuelle.

Après plusieurs revirements de jurisprudence, la Cour de cassation a finalement considéré que l’acte de pénétration pouvait être exercé sur la personne auteur du viol. La loi du 03 août 2018 a ainsi modifié l’article 222-23 du Code Pénal qui dispose désormais en son premier alinéa que « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.».

Attention, suite à la polémique que l’arrêt de la Cour de cassation du 14 octobre 2020 a suscité, il semble important de préciser que la Haute juridiction n’observe pas un seuil d’intensité nécessaire de pénétration. Il n’y a pas de pénétration suffisante ou non pour caractériser le viol. 

En l’espèce, la Cour de cassation confirme l’arrêt de la Cour d’appel car elle considère qu’en vertu du principe de présomption d’innocence, c’était à la partie civile qu’incombait la charge de la preuve de la pénétration qu’elle dénonçait. En l’espèce, les déclarations de la victime étaient contradictoires, la seule information dont disposait la Cour d’appel était qu’un cunnilingus avait été réalisé, sans savoir si la langue du prévenu avait effectivement dépassé l’entrée du vagin de la plaignante et auquel cas, si cet acte avait été commis de manière délibérée (la volonté de l’auteur du viol / de l’agression sexuelle, caractérise l’élément moral nécessaire à la qualification de l’infraction).

Dès lors, cette incertitude menait à une difficile reconnaissance de la qualification de viol, à l’inverse de l’agression sexuelle aggravée qui avait ici plus de chances d’aboutir (les articles 222-29-1 et 222- 30 du Code Pénal prévoient une peine de 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende pour cette infraction).

II/ Une évolution constante du champ d’application de l’infraction de viol

La jurisprudence témoigne de l’évolution constante de la reconnaissance du viol.

Tout d’abord, il apparaît inévitable de mentionner l’affaire Tonglet Castellano du 03 mai 1978, portée notamment par l’illustre avocate Gisèle Halimi. À cette époque, le viol n’était pas défini et un grand nombre d’affaires concernées étaient jugées en correctionnel. L’abnégation des avocats en présence l’a emporté et ces derniers ont réussi, pour la première fois, à ce qu’une affaire de viol soit jugée aux assises.
La décision rendue par la Cour d’assises d’Aix-en-Provence a ainsi permis de soulever un nécessaire débat en ce sens et a conduit à l’adoption de la loi du 23 décembre 1980 sanctionnant le viol d’une peine de 15 ans de réclusion criminelle.

Une autre évolution considérable en matière de viol est notable. Pendant longtemps, la Cour de cassation a considéré qu’il ne pouvait y avoir de viol entre époux. Selon la Cour de cassation, le mariage imposait un devoir de communauté de vie aux époux qui impliquait une communauté de lit. C’est en partant de ce postulat que le juge pénal estimait que les conjoints avaient donné, pour toute la durée de l’union, consentement aux relations sexuelles. Dans un arrêt du 5 septembre 1990, la chambre criminelle de la Cour de cassation a reconnu pour la première fois l’hypothèse du viol entre époux. Par cette évolution prétorienne, un principe clair est posé : le mariage ne doit pas être un frein à la qualification de viol. Cette nouvelle solution a été consacrée par la loi du 04 avril 2006 modifiant l’article 222-22 alinéa 2 du Code Pénal. La loi s’était alors arrêtée à mi-chemin en admettant encore une présomption simple de consentement des conjoints à l’acte sexuel. La loi du 09 juillet 2010 a évincé cette présomption en modifiant de nouveau l’article 222-22 alinéa 2. Le mariage n’a plus d’incidence sur la constitution du viol, ni sur la charge de la preuve des données nécessaires à la qualification des faits. Le législateur contemporain considère même que la relation de mariage est une circonstance aggravante (article 222-24, 11° Code Pénal).

III/ Vers une présomption irréfragable de viol pour les mineurs de treize ans ?

Les contours de l’incrimination du viol sont encore et toujours sujets à débat, notamment au sujet des mineurs. 

La proposition de loi de Annick Billon, sénatrice, adoptée par le Sénat à l’unanimité le 21 janvier 2021, en est un exemple. L’article premier de cette loi prévoit que « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis par une personne majeure sur un mineur de treize ans est puni de vingt ans de réclusion criminelle lorsque l’auteur des faits connaissait ou ne pouvait ignorer l’âge de la victime ». 

Le sens du texte n’était pas d’abaisser la majorité sexuelle à 13 ans mais de condamner de manière automatique une relation sexuelle d’un majeur avec un mineur de 13 ans et moins. Une sorte d’infraction autonome parallèle au viol.

Finalement, cette disposition de la loi promulguée le 21 avril dernier et publiée au Journal officiel du 22 avril, a été amendée sur ce point. En effet, la question du consentement de l’enfant ne se posera plus en-dessous de l’âge de 15 ans (18 ans dans les affaires d’inceste). Le juge n’aura donc plus à établir l’acte de violence, contrainte, menace ou surprise caractéristique de l’agression sexuelle vue en son sens large (comprenant donc le viol).

Attention, une clause «Roméo et Juliette» a été introduite dans la loi afin que ne soit pas incriminées en ce sens, les relations sexuelles entre un majeur et un mineur de moins de 5 ans maximum d’écart d’âge (une relation entre un majeur de 18 ans et un mineur de 13 ans par exemple).  

Nathan NGWANZA et Lucas LE FAILLER,

Cliniciens du pôle droit pénal de la Clinique Juridique de l’AJSPN et étudiants en master 2 droit et libertés fondamentaux à l’Université Sorbonne Paris Nord.

L’acceptation de la réparation du préjudice moral subi par l’enfant conçu du fait du décès de son grand-père

 

Cour de cassation 2e ch. civ, 11 février 2021, 19-23.525

 

Le 11 février 2021, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision dans la suite logique de ce à quoi elle nous avait habitué en acceptant la réparation du préjudice subi par l’enfant conçu lors de la survenance du fait générateur de responsabilité (1).

Si pour certains cette décision peut paraitre compréhensible, il en va autrement aux yeux du milieu estudiantin. Ainsi, pour s’interroger sur les motivations de la Cour de cassation, il est nécessaire de rappeler brièvement les faits.

En l’espèce, une personne avait été tuée par une arme blanche, suite à quoi l’auteur des faits avait été reconnu coupable devant la Cour d’assises. La descendante de la victime a obtenu réparation de son préjudice. Ne s’arrêtant pas là, cette dernière demande par représentation à la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) la réparation du préjudice moral de sa fille soit la petite fille de la victime non encore née mais conçue lors de l’incident.

Le fonds de garantie, demandeur au pourvoi, soutenait qu’il n’existait pas de lien de causalité entre le décès de la victime et le préjudice moral dont se prévalait la petite fille née après le décès de son grand-père. Ce que la Cour d’appel refusait d’admettre car, selon elle, il existait bien un préjudice dans la mesure où la petite fille était définitivement privée de la présence de son grand-père. Aussi, la CIVI reprochait à la Cour d’appel d’avoir caractérisé le préjudice d’affection indemnisable, alors que le lien de causalité entre le décès et le dommage moral invoqué par la petite-fille faisait défaut.

C’est en cela que, les juges du Quai de l’horloge se sont prononcés sur la possibilité pour l’enfant seulement conçu au moment du décès de son grand-père de demander réparation du préjudice que lui cause ce décès.

La Haute juridiction civile a admis clairement sans détour cette demande de réparation. À y voir plus clair, le droit de la réparation, au sens de l’article 1240 du Code civil, implique que pour obtenir réparation, la victime doit démontrer le lien de causalité entre le préjudice et le fait générateur, ici le décès. Or dans le cas d’espèce, la Cour de cassation reste silencieuse sur le fameux lien de causalité alors que la question méritait bien d’être posée. C’est pourquoi, afin de comprendre les contours de cette décision, il convient d’analyser les motivations de la Cour de cassation.

  • Trois éléments pourraient justifier les motivations de la Cour

D’abord, il faut souligner que la Cour de cassation a toujours à coeur de garantir l’indemnisation des victimes et les droits des enfants. Ainsi, nous rappelle l’adage latin : « Infans conceptus pro nato habetur quoties de commodis ejus agitur». Une expression latine utilisée en droit afin de permettre à un enfant conçu de bénéficier de l’héritage, c’est-à-dire le considérer comme né lorsque son intérêt l’exige, sous réserve qu’il naisse vivant et viable.

À en croire cet adage, l’on peut affirmer que la Cour de cassation s’est souvenue de celui-ci pour faire rétroagir le préjudice moral de la fille née après la mort de son grand-père. Car pour les juges d’appel et de cassation, il ne fait aucun doute que si l’enfant était né au moment du décès, il aurait été habilité à demander réparation.

Par conséquent, la Cour estime que seule la conception au moment du décès de son grand-père était déterminante pour caractériser le préjudice moral dont se prévalait la petite fille.

Ensuite, la première réponse de la Cour de cassation était forgée par l’article 706-3 du Code de procédure pénale selon lequel « toute personne (…) ayant subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d’une infraction peut obtenir réparation intégrale des dommages qui résultent des atteintes à la personne, (…) » (2). C’est ce qui explique cette assertion dans l’attendu de principe de la Cour de cassation « l’enfant qui était conçu au moment du décès de la victime directe de faits présentant le caractère matériel d’une infraction peut demander la réparation du préjudice que lui cause le décès. »

Enfin, depuis 2006, la nomenclature Dintilhac permet de classer et d’opérer une distinction au sein des préjudices, notamment entre ceux subis par les victimes directes et par les victimes par ricochet. Ainsi, il y a une indemnisation du préjudice d’affection des parents proches dès lors que le dommage et le lien de causalité sont établis, ainsi que la preuve d’un préjudice personnel direct et certain (3). Tel est le cas de la petite fille de la personne décédée. Dans ce même ordre d’idée, la petite fille étant dans la ligne directe avec le grand père, elle pourrait bénéficier de l’indemnisation.

Cependant, le lien de parenté reste un élément déterminant pour la réparation du préjudice par ricochet. Mais après avoir établi le lien de parenté entre le grand-père et la petite fille qui est un lien de parenté au 2e degré, la Cour n’a pas vérifié le lien affectif que la petite fille pouvait avoir avec ce dernier. Or au moment des faits, le demandeur était dépourvu de toute personnalité juridique et n’avait donc pu créer aucun lien réel affectif avec la victime directe.

D’où l’innovation des juges en admettant que l’enfant souffrait nécessairement de l’absence définitive de la présence de son grand-père. Tout bien considéré, la Cour de cassation reconnait « un nouveau chef de préjudice, celui de ne pas avoir pu nouer des liens affectifs avec un membre de sa famille » (4). Reste à déterminer jusqu’à quel degré de parenté l’on sera amené à admettre la réparation de ce préjudice.

En outre, il s’avère que la chambre criminelle de la Cour de cassation a aussi jugé en ce sens dans un arrêt du 10 novembre 2020 (5).

La situation dans cet arrêt était semblable mais avec une subtilité en ce que l’enfant conçu au moment du décès réclamait réparation du préjudice moral du fait de la mort de son père. Et pourtant la chambre criminelle avait, comme la deuxième chambre civile, pu identifier le préjudice de l’enfant dû à l’absence définitive de son père qu’il ne connaîtra jamais, toute sa vie

Il faut avouer que l’arrêt de la chambre criminelle de 2020 restait clair. Car les juges avaient caractérisé le préjudice moral de l’enfant ainsi que le lien de causalité entre le décès accidentel et le dommage moral. La motivation résidant ainsi dans le lien de filiation entre le père et le fils peu importe la situation juridique de l’enfant au moment de la survenance du décès. Ce qui fait de lui une victime directe (Cass, crim, 10 novembre 2020) (6). Ce qui n’était pas le cas pour la 2e chambre civile où il s’agissait d’une victime indirecte. En effet, la différence entre ces deux décisions résidait dans l’appréciation que font les juges du préjudice d’affection. Ainsi, dans l’arrêt de la chambre criminelle, les juges s’appuyaient sur le préjudice d’affection classique résultant d’un lien entre le père et son fils, alors que celui de la deuxième chambre civile, sur un préjudice autonome.

La justification de l’arrêt du 11 février 2021 pourrait-elle également faire écho à la règle de degré en droit des successions ? Cela serait moins logique car en droit des successions, le premier degré exclut le second. La motivation ne sera donc pas calquée sur ce raisonnement. Ce qui nous laisse croire que les trois justifications mentionnées plus haut déterminent en grande partie la motivation de la Cour.

 

Primo POUPET,

Co-responsable du pôle droit privé général de la Clinique Juridique de l’AJSPN et étudiant en droit privé à l’Université Sorbonne Paris Nord.

 

Notes de l’article

(1) Cass, civ 2e, 14 décembre 2017, 16-26.687 « dès sa naissance, l’enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu »

(2) Article 706-3 du code de procédure pénale

(3) Cass, civ 2e, 24 octobre 2019, 18-15.827

(4) CONTE (Henri), « L’enfant à naître et disparition préjudiciable du grand-père », Dalloz actualité, 1 mars 2021

(5) Cass. Crim. 19-87.136 « l’absence de S…Q… auprès de son fils G…sera toujours ressentie douloureusement par l’enfant qui devra se contenter des souvenirs de sa mère et de ceux de ses proches pour connaître son père et construire son identité, et que G… souffrira de l’absence définitive de son père qu’il connaîtra jamais, toute sa vie »

(6) Cass. Crim. 19-87.136